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Causerie du 4 Avril 2019 organisée par l’Institut Afrique Monde
Synthèse rédigée par M. Nicolas Klingelschmitt
Intervenants :
- M. Christian VICENTY, chargé de mission Chine/Russie/Ukraine & Nouvelles Routes de la Soie auprès du Ministère français de l’Économie et des Finances.
- M. Manga KUOH, membre de l’Institut Afrique Monde, Camerounais, ancien fonctionnaire international à la Banque Mondiale et au FMI, auteur, consultant et chargé d’enseignement.
M. Christian Vicenty a ouvert les débats de la soirée en expliquant que la mise en place de réseaux numériques, aériens, touristiques, électroniques ou encore spatiaux font des Nouvelles Routes de la Soie un projet total, multidisciplinaire, dépassant pleinement les frontières, ce qui en fait un élément majeur, qui interroge tous les pays. Chaque pays, d’Afrique comme d’Europe, se pose ainsi des questions sur son propre positionnement vis-à-vis des NRS.
Plusieurs questions seront traitées au cours des échanges : Quel est le positionnement de la France et de l’UE par rapport au projet Belt & Road Initiative ? Quel est le positionnement des partisans et des détracteurs de ce projet ? Quelles ont été la nature des éléments abordés à l’occasion de la visite de Xi Jinping en Europe ? Quelles sont les attentes mutuelles liées à cette visite ? Quelles sont les perspectives envisagées ?
L’étape européenne des Nouvelles Routes de la Soie ; une Union aux voix dissonantes
On constate au sein de l’Union Européenne des prises de position divergentes : le projet a été précédé de MOU (Memorendum Of Understanding) signés entre la plupart des états Est européens de l’UE, puisque 12-13 Etats sur 27 ont adhéré à ces accords de coopération (trade agreements), d’autres ont des positions restrictives, émettant des doutes ou faisant valoir des difficultés liées au déséquilibre des relations commerciales bilatérales.
Pour mieux se rendre compte de l’importance croissante des échanges liés au projet, il faut savoir que 40 à 50 trains de Chine arrivent en Europe chaque semaine, alors que le moyen de transport ferroviaire reste très peu utilisé par rapport à la voie maritime entre ces acteurs économiques.
Dans ce domaine ferroviaire, l’Allemagne et la Pologne sont des plaques tournantes, des terminaux d’arrivée des produits Chinois arrivant par voie ferrée. Si la voie ferrée occupe 2% du volume des échanges et 4% de la valeur des échanges entre l’Europe et la Chine, ce chiffre pourrait doubler d’ici les dix prochaines années.
Le moyen de transport maritime demeure majoritaire avec près de 80% des échanges commerciaux se faisant par ce biais. Toutefois, la Chine souhaite éviter le dilemme du détroit de Malacca, véritable nœud stratégique actuel, et pourra donc renforcer les autres voies de transport de marchandise vers l’Europe et le reste du monde.
Actuellement, on estime 1000 milliards d’investissement dans le projet B&R. Manifestement, le balancier du monde est en train de repasser vers l’Asie, et d’impliquer l’Afrique ainsi que l’Amérique latine dans un vaste mouvement tournant, passant également par le Moyen-Orient.
En se plaçant du côté de l’Union Européenne, est-on spectateur de ce déplacement de centre de gravité, lancé il y a 6 ans en 2013, incluant près de la moitié du monde, profitant à l’Afrique, au Moyen Orient et à l’Asie ? Souhaite-on en faire partie ?
Il y a en réalité une palette d’opinions Étatiques divergentes vis-à-vis du Belt and Road Initiative ; l’Italie a ainsi, à la surprise générale, signé le MOU avec la Chine, dans de nombreux domaines ; la 5G avec Huawei (idem pour Monaco), des projets hydroélectriques… L’Italie a ainsi pris une position collaborative, estimant en tirer profit, et éventuellement amoindrir le problème de la dette publique italienne par le biais de projets en Afrique dans lesquels l’Italie a été historiquement présente. D’autres positions sont en question ; la Russie n’arrive pas à suivre en termes financier face à l’envergure des projets envisagés, et on peut avancer qu’elle se leurre ainsi dans sa position vis-à-vis du projet One Belt, One Road Initiative.
Un positionnement français relativement flou
La France quant à elle, premier Etat à reconnaître la République Populaire de Chine en 1964, n’adhère pourtant pas au projet qu’avance la Chine.
Les visions au sein du pays sont tout aussi hétérogènes qu’au sein de l’Union Européenne ; on peut par exemple identifier une vision post-maoïste en France, parmi d’anciens militants maoïstes, qui considèrent que le BRI ne devrait pas exister et est une aberration si l’on sen réfère au petit livre rouge, même si cette vision est évidemment anecdotique aujourd’hui, provenant de nostalgiques de la chine communiste de Mao.
L’opinion publique française reste généralement neutre vis-à-vis du projet B&R, même si l’on a à la fois des extrêmes pro et anti B&R. Il ressort toutefois globalement des craintes notamment vis-à-vis du manque de réelle prise de position de la part du gouvernement français sur ce projet.
Un comité interministériel avait été suggéré à ce sujet en 2017-2018 mais il n’a finalement pas été concrétisé, on navigue donc au gré des opinions divergentes des uns et des autres et pendant ce temps, même si l’on annonce que la Chine est en récession ou en difficulté, le projet avance, en témoignent les nombreux déplacements de Xi Jinping accompagnés de signatures de contrats (Luxembourg, Italie, Monaco par exemple). La Chine n’est pas à bout de souffle contrairement à ce qu’avance une partie de la presse française.
La commission européenne, dans ces actions récentes, a déclaré que la Chine était un rival systémique en même temps qu’un partenaire ; cela ne donne pas l’impression de vouloir réellement entrer en négociations avec la Chine, cela donne plutôt l’impression de vouloir prendre des distances et même filtrer les investissements étrangers en Europe.
Au bout du compte, on est dans un mouvement de quasi spectacle où l’on donne l’impression de vouloir une position unie, au moins de quelques pays (France-Allemagne), mais en réalité dès que l’on observe la situation de plus près, on ne peut garantir que les prises de positions envisagées ne passent auprès du Conseil de l’UE, des visions très ouvertes à un partenariat avec la Chine s’opposant à des positions très réservées.
Paradoxalement, la France a signé de « grands contrats » avec la Chine, notamment Airbus, pour un montant de 35 milliards, au détriment de précédentes commandes de Boeing (qui connaissent des problèmes techniques comme en témoigne l’actualité aérienne mondiale). Cela n’empêche pas le commerce extérieur français d’être déficitaire depuis près de 30 ans, ce qui est notamment dû à cette difficulté d’avoir un commerce courant et stable provenant de PME solides et stables qui nourriraient le commerce extérieur français. On sauve ainsi les apparences à travers ces contrats, tout en maintenant une position neutre / restrictive comme ce fut le cas lors de la visite officielle de Xi Jinping à Emmanuel Macron accompagné d’Angela Merkel et du représentant de l’UE.
Le sujet OBOR / BRI peut tout à fait être critiqué, peut ne pas fonctionner, mais il n’en demeure pas moins que ce projet existe, progresse, obtient l’adhésion de plus en plus d’Etats Européens (Malte, le Portugal, l’Italie, le Luxembourg…) ; la problématique du positionnement français et européen reste ainsi non résolue sur le long terme.
La France a une position attentiste, et ce positionnement est problématique dans la mesure où la Chine continue a méthodiquement avancer et à mettre en œuvre ses infrastructures ; elle obtient progressivement une emprise de réseau et de normes industrielles, qui pourrait un jour lui faire dire qu’elle aurait souhaité avoir des Etats européens pour harmoniser ces œuvres, mais qu’en l’absence de ceux-ci, la Chine pourrait réclamer une « propriété » sur les réseaux qu’elle a mis en place de facto, il serait alors trop tard pour l’Europe et la France pour revendiquer une emprise sur les réseaux et les plateformes qui en ressortent.
Les autorités Chinoises souhaitent pour l’instant partager ce travail, partager ce fardeau d’organisation planétaire du BRI, elle pourrait souhaiter un co-investissement avec l’Europe et la France, dans l’optique du « win-win » prôné par la doctrine économique chinoise. Si la France ne fait rien, elle aura contribué malgré elle à faire progresser le projet chinois tout en se plaignant du progrès de celui-ci à ses dépens.
« Il ne faudra pas s’étonner du résultat »
M. Vicenty est partisan d’une solution négociée habilement avec les autorités chinoises. Il faudrait travailler sur les centaines de projets que la France parvient à capter (environ 300 de viables pour l’instant, dont les 2/3 font au moins 1 milliard de dollars parmi lesquels environ 10% d’entre eux s’élèvent à plus de 10 milliards) et les concrétiser en réfléchissant à comment s’organiser pour s’entendre avec les Chinois sur un partage de normes et de réseaux qui satisfasse également les pays tiers (Afrique et Moyen-Orient notamment) pour que chacun utilise les réseaux de façon compatible, alors que si le projet chinois avance tout seul, il emportera avec lui la propriété intellectuelle, et par le jeu entretiens et modernisations techniques récurrents, imposerait ses propres règles sans que personne ne s’y oppose, si le « laisser faire » se poursuit jusqu’à l’horizon 2050.
A l’appel de M. Manga Kuoh, le public réagit. Nathalie Kemadjou, une membre de l’Institut Afrique Monde, prend la parole et évoque le Portugal qui fait le lien entre la Chine et l’Afrique au sein du projet OBOR et qui entraine des opérateurs maritimes chinois, rappelant l’autorisation du gouvernement portugais au gouvernement chinois d’investir dans plusieurs domaines et sociétés. Le Portugal a ainsi ouvert la voie à la signature par des Etats européens de MOU avec la Chine, en même temps que des pays d’Europe de l’Est, sans qu’à l’époque cela soit relevé. Historiquement les Portugais avaient été les premiers Européens à établir le lien avec l’Afrique et l’Asie et à les connecter. On peut aussi souligner les affinités naturelles de l’Italie avec le Moyen Orient, l’Inde et la Chine, puisqu’historiquement dès l’Empire romain des routes commerciales existaient entre ces zones géographiques.
Pour comprendre la géopolitique d’aujourd’hui, il ne faut jamais oublier les affinités qui ont existé à travers l’Histoire, ce qui est mis de côté par les médias et experts d’aujourd’hui.
« La Chine construit des routes quand les États-Unis érigent des murs »
Jean-Baptiste Gaudin, consultant en droit des affaires, remarque que la Chine construit des routes alors que les États Unis construisent des murs. Il aborde ensuite des thématiques techniques qui peuvent freiner les échanges entre l’Europe et l’Asie ; l’écartement des rails change au Kazakhstan qui implique un transbordement, le tunnel de Marmara qui est fermé, et la voie ferrée Istamboul-Téhéran qui, quant à elle, est assez peu sécurisée (question kurde). Enfin se pose la question de l’ouverture du passage du Nord-Ouest, et dans ce cas quelles routes de la soie pour l’Afrique ?
M. Vicenty revient sur ce paradoxe d’un pays historiquement communiste, la Chine, qui s’est inspirée dans sa période maoïste du comportement soviétique, et qui construit des routes aujourd’hui, tandis que les Etats Unis de Trump deviennent ultra protectionnistes et se mettent à construire des murs. « Les murailles de Chine, matérielles ou spirituelles, totales ou partielles, appartiennent aux peuples qui ont perdu la foi en eux-mêmes. » (Miguel de UNAMUNO, Jeux floraux de Bilbao, 1901), c’est ce que l’Occident et l’Europe vivent aujourd’hui, ainsi que les Etats-Unis. On refuse le changement de mentalité et on a peur du changement, même à l’échelle de certains dirigeants.
Répondant aux remarques de M. Gaudin, M. Vicenty explique que s’agissant de l’écartement des voies, de nouvelles technologies vont apparaitre et permettront de moduler automatiquement l’écartement des « bogies ». S’agissant du parcours sud (Bosphore, Iran…) la Chine construit, arrive à faire passer des trains jusqu’à Téhéran, investit 40 milliards pour la traversée de la Turquie, et consolide progressivement ses voies de transport ferroviaire.
Il ajoute que les routes de la soie en géopolitique sont une forme de solidarité rampante des pays vis-à-vis des uns et des autres (exemple entre la Chine et l’Iran, pays sous sanctions américaines) qui échappent ainsi à l’habituelle lecture occidentale des Relations internationales, les routes de la soie s’approfondissant progressivement.
M. Dominique Saatenang, premier africain ayant intégré le Temple Shaolin et vice-président de la Fédération des Investissements Afrique-Chine intervient à son tour : il ressent à travers les affirmations de M. Vicenty le fait que la France ne puisse pas se positionner clairement. Il revient sur l’exemple de l’Allemagne et ajoute que si la Chine souhaite l’aide et le partenariat de la France, la communication française est floue et sa position n’est pas claire.
Pierre Papon, physicien, ancien directeur général du CNRS et membre du CA de l’Institut Afrique Monde fait quelques commentaires qui nuancent les interventions précédentes :
Premièrement, certes, le centre économique du monde se déplace vers l’Asie depuis 20 ans, mais l’Asie ne doit pas se réduire à la Chine ; on a notamment l’Inde et le Japon, acteurs majeurs, qui sont réticents à ce projet[1]. On peut donc comprendre les interrogations de la France par rapport aux investissements chinois, s’agissant notamment du maritime ; et la France est une puissance maritime (qui n’a souvent pas les moyens de ses ambitions) présente dans l’Océan Indien et le Pacifique qui observe ce qui se passe de ce point de vue. Il rappelle qu’il y a quelques années, la Chine a pris possession des iles Spratleys et Paracels en mer de Chine méridionale et revendiquées par plusieurs pays voisins dont la Malaisie et le Vietnam, et s’est assise sur le jugement de la CIJ qui lui refusait sa volonté d’annexion. De plus, les voies de transport du pétrole sont protégées par la Chine, qui s’est installé à Djibouti, mais où se trouvent aussi la France, le Japon et les Etats-Unis. Par ailleurs, son port construit au Sud du Sri Lanka n’a aucun trafic actuellement, pour l’instant du moins (il constitue en réalité un objet stratégique chinois « acquis » [pour 99 ans] par rapport à l’Inde et à l’Océan indien).
Deuxièmement, on ne peut ignorer que des interrogations voire des inquiétudes existent sur le respect par la Chine de la propriété intellectuelle, plusieurs entreprises françaises ayant ainsi été piégées dans ce domaine[2]. S’agissant enfin de géopolitique, l’intérêt de la Chine est l’Asie centrale, et ses positions frontalières chez les Ouighours et au Kazakhstan ; ces données font partie de la stratégie chinoise et sont à prendre en compte. La question des Ouighours est également à associer au respect des droits de l’Homme, et en particulier des minorités par le gouvernement chinois.
En outre, si l’on prend l’exemple du traité de libre-échange entre les USA et l’Europe, on constate que celui-ci a posé question sur ses aspects sociaux (normes environnementales, droit de l’Homme etc) et on peut soulever les mêmes réticences vis-à-vis d’accords avec la Chine, qui ne doit pas apparaître comme un bon samaritain ; l’aide chinoise arrive d’ailleurs souvent sous forme de prêts, sources d’endettement public (que la Chine, non inconsciente des préjudices provoqués, s’emploie à « lisser » dans le temps par divers moyens [rééchelonnements de dettes, renégociations diverses de contrats …], ce dont les médias européens et occidentaux mentionnent très rarement …).
Un membre du public soulève également l’exemple du Pakistan et des émeutes qui y ont eu lieu suite à de premières utilisations d’infrastructures mises en place par la Chine ; ne peut-on pas y voir des problèmes de communication ou des difficultés d’implantation chinoise ?[3]
Paul Dima, avocat et membre de l’Institut Afrique Monde, pose une question : « Ce projet BRI remet en cause, pose le point du bouleversement de la spécialisation internationale ; on a l’impression que des infrastructures sont construites et qu’on se demande ce qui va y être transporté ; nos Airbus, nos Renault vers la Chine ? Que peut-on y vendre et à quel prix ? »[4]
Monet Bardet, diplômée en Relations Internationales, rebondit sur le fait que la Chine est un Etat communiste, et pose la question suivante ; « ne devrait-on pas parler d’Etat autoritaire aujourd’hui au vu de sa récente transition ? »[5].
M. Vicenty répond à l’ensemble de ces dernières remarques et questions en confirmant que cette position restrictive de la France peut s’avérer gênante notamment vis-à-vis du désengagement de la France en Afrique ; soit une situation actuelle qui évoluera peut-être en fonction des éventuelles tendances nouvelles au pouvoir en France dans les années à venir…
L’Afrique au sein des Nouvelles Routes de la Soie
Manga Kuoh prend alors la parole et opère une transition : les africains ont compris que le changement est toujours porté par celui qui pense qu’il va gagner la course à la globalisation ; lorsque l’Occident poussait la globalisation, via le libéralisme dont les pionniers furent les anglais et les américains, ils étaient sûrs de leurs idées. La Chine suit le même schéma aujourd’hui, et cette posture n’a rien de nouveau. Ce qu’on doit retenir de l’Histoire, c’est que ceux qui se sont refermés ont rarement gagné… l’Union Soviétique en est un exemple flagrant, tout comme la Chine lorsqu’elle était un pays communiste au sens rigide du terme, qui a renversé la vapeur en s’ouvrant.
Et l’Afrique dans tout cela ?
Plusieurs éléments de réflexion sont proposés, tournant autour de l’idée suivante : il y a un phénomène historiquement inédit dans la relation Afrique-Chine depuis une trentaine d’années ; c’est une relation qui est historiquement singulière, mais qui en même temps donne des signaux d’interrogation ou d’incertitude qui sont reconnaissables ; autrement dit, la singularité ne veut pas nécessairement dire l’innovation.
La singularité de la relation Afrique-Chine
La relation Afrique-Chine est singulière par sa genèse, une relation intense se développe mais sans conquête, sans escarmouches, sans qu’il y ait un grand moment de distribution ou de partage, sans l’organisation et les effets d’une sorte de conférence de Berlin en 1885. Pour l’Afrique, c’est inhabituel d’avoir une puissance étrangère l’approcher et développer tant d’activités sur son territoire sans conquêtes par les armes.
L’ancienneté des relations entre la Chine et l’Afrique est toujours rappelée avec plaisir dans les milieux diplomatiques (navigateurs chinois au XVème siècle ; Bandoung 1955 avec un nouveau partenariat Asie-Afrique). On peut faire référence à ces moments de l’histoire mais ces derniers ne semblent pas être les facteurs explicatifs les plus fort du développement des relations entre la Chine et l’Afrique quatre décennies
Par ailleurs, si l’on regarde bien, la Chine n’a chassé personne d’Afrique. Le retrait des puissances occidentales d’Afrique ayant commencé bien avant la percée commerciale et économique de la Chine en Afrique. Dès les années 1970, on observait déjà des phénomènes de retrait, non seulement des occidentaux mais aussi des Levantins (Syrie, Libanais), et des Grecs.
La montée de certains mouvements d’affaires nationaux dans certains pays a également joué. Il y a eu un phénomène de prise en main d’entreprises commerciales par des nationaux qui, en rachetant des entreprises, facilitaient le retrait des vendeurs du paysage économique des pays concernés.
Du point de vue de la logique économique, il est permis de dire que la Chine ne va pas directement aller en Afrique ; elle va y aller en bonne partie parce qu’à un moment donné, elle avait déjà commencé à conquérir le marché occidental. Autrement dit, à partir du moment où, par exemple, les textiles commercialisé en Europe provenait de Chine, pourquoi passer par l’Europe pour les importer ? On va court-circuiter l’intermédiaire Européen vis-à-vis de l’Afrique, c’est ça qui va accélérer la percée Chinoise en Afrique ; c’est une logique économique pure, ce n’est pas autre chose. Des africains vont faciliter ce phénomène, vont jouer même s’installer comme grossistes en Chine pour exporter sur l’Afrique, court-circuitant les réseaux commerciaux Europe-Afrique préexistants. Cette logique d’affaire est très importante ; souvent, les discours officiels, y compris celui des chinois, ne la met pas suffisamment en avant.
Dès 2009, la Chine était déjà d’après les statistiques le premier partenaire commercial de l’Afrique. Le commerce Chine-Afrique a été multiplié par 20 en 20 ans, entre 2000 et 2019. Son affirmation a été très rapide et n’a jamais eu de pareil par le passé.
Enfin, la Chine est dans les affaires, dans l’investissement, mais aussi dans le culturel et le politique ; on ne fait pas que du commerce de « comptoir ». Sur le plan politique, la Chine a su se présenter d’une manière qui appelle des nuances. Elle s’est en effet présentée comme non pratiquante d’ingérence, non donneuse de leçons en termes de droits de l’Homme, non intéressée en termes d’implantations militaires (bases militaires) ni en rigueur macro-économique.
La relation Afrique-Chine est-elle cependant assez sereine pour lever les incertitudes ?
Des incertitudes et des risques pour l’Afrique déjà connus
On ne peut pas s’empêcher de noter des incertitudes actuellement. La nature des échanges économiques (80-90% des exportations africaines restent des matières premières, ce qui comprend un élément d’incertitude lié au prix, à la détérioration des termes de l’échange, au risque d’évolution technologique rendant obsolète des éléments de production africains, etc).
Un autre risque est lié aux investissements qui constituent un élément positifs pour l’Afrique, cette dernière n’a pas d’autres sources de financement correspondant à ses besoins. Bref, sans la Chine nombre des investissements ayant lieu en Afrique ne pourraient être concrétisés. Cela étant, tout investissement ne produit son effet d’entrainement qu’à condition d’être soutenu (budget pour l’entretien, la maintenance…qui risque souvent d’être détourné).
Lié à ce qui précède est le risque d’endettement pour lequel diverses alertes sont déjà perceptibles, dotant plus que dans plusieurs pays, les prêts accordés par la Chine vont arriver à maturité. Les autorités chinoises ont certes fait savoir leur disponibilité à considérer des remises de dettes. Mais dans ce cas ne retombe-t-on pas dans les mêmes limites du point de vue du développement des pays africains que durant leur période de relations primordiale avec l’Occident ?
Le discours de la non-ingérence est quant à lui à écouter, sachant que l’ingérence ne doit pas nécessairement être bruyante ni virile. Cependant, dans les faits, il arrive un moment où une grande puissance, pour assurer la sécurité des personnes et de ses investissements, ne peut pas se passer d’ingérence voire d’installer une base militaire comme la Chine a fini par le faire à Djibouti. Le problème est la forme, la délicatesse avec laquelle est menée l’ingérence. Il revient à la Chine de savoir gérer cette réalité à sa manière.
Un autre point est à noter : les tensions sur les propriétés foncières ; cette tension n’est pas nouvelle. Certains pays dont le Cameroun ont vu que la question de la propriété foncière a parfois conduit à la pendaison de certains responsables politiques (1914 durant la colonisation allemande). A partir du moment où le partenaire économique se retrouve avec les meilleures terres arables et que locaux sont dépossédés, des problèmes vont forcément émerger. Cela doit être reconnu comme une incertitude dans les relations futures de la Chine avec l’Afrique.
Sur le plan culturel, enfin, on observe qu’il existe en quelque sorte deux Chines ; la Chine officielle, des diplomates, des instituts Confucius, des grandes entreprises qui ont un agenda limité dans le pays pour réaliser certaines grandes infrastructures… c’est cette Chine qui est applaudie parce que les populations ont le sentiment que ces ressortissants leurs apportent quelque chose sur le plan culturel et géopolitique.
Il y a ensuite une autre Chine ; la Chine des hommes d’affaires de moyenne voir petite dimension, et qui amènent avec eux des employés, des facilitateurs, qui viennent vraisemblablement voir et discuter sur le terrain ; issus de zones géographiques très éloignées en Chine et ayant reçu une instruction limitée. Ils se retrouvent en Afrique dans des milieux le plus souvent urbains, fréquemment en contact avec des élites africaines, avec lesquelles ils ont un énorme décalage. Leur mode de vie n’est pas compatible avec le mode de vie des Africains ni, encore moins, avec leurs aspirations. Ces africains ne veulent pas d’étrangers qui ne les « poussent pas vers le haut » ; ils veulent que les étrangers soient « un moyen pour eux de grandir ». Il faut avoir conscience de la présence de cette double Chine en Afrique.
« Au football, il faut un bon coach, un plan de jeu pertinent, et une capacité d’ajuster son schéma tactique »
Dans le jeu économique et diplomatique qui se joue actuellement avec la Chine, la responsabilité et l’opportunité d’action revient aux Africains ; la balle est dans leur camp. Dans cette situation, comme au football il faut un bon coach, un plan de jeu pertinent, et une capacité d’ajuster son schéma tactique en fonction de l’évolution du match.
Echanges de points de vue et perspectives
S’ensuivent des questions et réactions du public : avec l’arrivée des investissements chinois, on assiste au retour des « éléphants blancs » qu’on pensait avoir dépassés ; des projets peu productifs, mal conçus, sans bénéficiaires locaux ; ne peut-on pas blâmer la gouvernance locale vis-à-vis de ces investissements, et la mise en place d’un schéma peu bénéfique aux Africains ?
Un membre du public, docteur en intelligence économique Mauritanien, enrichi le débat en précisant que la Chine est présente en Afrique historiquement depuis 1960. Elle a été remarquée et remarquable en Mauritanie et dans d’autres pays à travers la construction de bien des infrastructures. Il est heureux que les investissements chinois se fassent en Afrique ; là où les occidentaux ne peuvent ou parfois ne veulent pas investir, parfois prolongeant ainsi le sous-développement de l’Afrique. Depuis quelques années, la Chine est pratiquement la première puissance économique mondiale, et l’une des puissances militaires principales ce qui doit aussi être pris en compte.
S’agissant de la question des terres arables, celles-ci sont délicates en Afrique, et 65% des terres arables du monde se trouvent en Afrique, sachant que les grandes batailles de demain se feront pour nourrir la population mondiale. La démographie africaine doit également être prise en compte, notamment vis-à-vis des 2 milliards d’africains prévus en 2050, le rapport de force évoluera en fonction de ce schéma démographique. Les Africains seront majoritairement jeunes, tandis qu’en Europe et en Asie, la population est et sera vieillissante.
Les africains doivent par ailleurs se former sur l’immatériel, la formation, l’intelligence, pour former des élites plus puissantes et compétentes de façon à ce que l’Afrique utilise tout son potentiel en ressources matérielles et démographiques.
Mme Houphouet-Boigny, présidente du CA de l’Institut Afrique Monde, soulève la question de la main d’œuvre chinoise. Mme Christine Roche intervient également : « Est-ce que la Chine ne privilégie pas le long terme en s’intéressant à l’éducation ? »
Le Dr Guy Njambong s’intéresse quant à lui aux diapositives du powerpoint (diffusé aux participants et disponible en téléchargement à la suite de ce document) relatives à la façon dont les routes et réseaux sont créées en Afrique par la Chine ; l’Afrique du Sud et le Nigéria sont très importants dans ce schéma, l’Algérie avait un rôle important également, comment ce maillage va donc être envisagé ?[6]
La question de l’économie informelle est également posée ; cela pourrait-il poser un frein aux routes de la soie ?
M. Kuoh répond à quelques questions et remarques :
Les éléphants blancs sont une question à creuser. Ce qui en génère souvent, c’est ce qui vient après l’investissement ; le manque d’entretien et de suivi des projets sortis de terre. Les Chinois ont eu comme réputation au début de construire des infrastructures plus ou moins sociales (ex : palais des congrès, maison du Parti, installations sportives). En termes d’investissements productifs, ils ne battent pas des records en terme « d’éléphant blanc », a priori.
Concernant la question de la main d’œuvre ; celle-ci pose problème, mais il y a un « trade off » ; c’est un choix. On dit souvent qu’il faut utiliser un maximum de main d’œuvre locale, or les Chinois font souvent venir leur main d’œuvre. L’avantage se situe dans la rapidité et le faible coût du processus. Le revers est qu’il n’y a pas de formation, de transfert de compétences. Il faut donc être ouvert aux deux possibilités selon la nature de chaque projet ; un investissement d’une certaine ampleur peut se faire de manière « commando ». Cela dit, des équipes africaines ont parfois été intégrées dans de grands projets et il ne faut donc pas avoir une position idéologique trop marquée sur ce point. Les Chinois, à l’heure actuelle, ne sont pas encore dans l’optique d’une formation à long terme mais plutôt dans une contribution à l’éducation, notamment de la langue chinoise, de plus en plus d’Africains parlant chinois, ce qui est plutôt une bonne chose, tout comme à l’époque où les partenaires principaux étaient français, les Africains apprenaient leur langue.
M. Saatenang rebondit là-dessus, s’agissant de la main d’œuvre : la relation Chine-Afrique ne date pas d’hier comme beaucoup le pensent, c’est depuis la conférence de Bandung des non-alignés du 18 au 24 avril 1955. L’investissement chinois promeut les entreprises chinoises, qui ont besoin de se développer. Celles-ci appartiennent quasiment entièrement à l’Etat (mais pas toujours, selon les projets au cas par cas) ; ainsi lorsque la Chine apporte des moyens financiers, elle veut aussi contribuer au développement de ses propres entreprises. Il appartient aux dirigeants africains de bien négocier, pour parvenir à un meilleur équilibre. Or, les élites formées actuellement ne sont pas formées en Afrique, ne reviennent pas travailler chez eux, et la diaspora a une responsabilité dans la situation actuelle. A noter que le seul MBA dans le top 10 mondial implanté en Afrique est chinois, implanté au Nigéria.
L’Institut Afrique Monde remercie les intervenants et l’ensemble des participants à cette conférence-débat qui a suscité un vif intérêt auprès de ses membres.
Notes explicatives :
[1] Ch. Vicenty : sachant toutefois que la position de l’Inde est ambivalente [fait partie de la zone des 106 Etats-membres de la zone BRI/OBOR et ne veut pas non plus s’aliéner totalement ses relations avec la Chine, au regard de celles entretenues avec les Etats-Unis, le Japon, la France …] et que le Japon, jusqu’au niveau de son Premier ministre actuel, Shinzo ABE, se pose aussi des questions sur un éventuel « rapprochement d’intérêt » du Japon par rapport au projet BRI/OBOR …
[2] Ch. Vicenty : Personne n’est dupe, bien sûr, des difficultés liées au respect de la propriété intellectuelle en Chine et par la Chine. Cependant, la Chine innove de plus en plus, investit massivement en R&D (environ 2% du PIB chinois actuellement, pouvant passer à 2,5% du PIB dans les toutes prochaines années) et dans le cadre de la mutation qualitative de son économie (cf. « Made in China 2025 », extensible à 2050 de fait …), dépose de plus en plus de brevets, défend de plus en plus âprement ses marques (cf. exemple emblématique de HUAWEI …). Compte tenu du fait que la Chine mise toujours davantage sur l’avènement des technologies de rupture (robotique, intelligence artificielle, véhicules autonomes et électriques, énergie nouvelles et renouvelables …) pour « faire la différence »qualitative et compétitive avec l’Occident, on peut supposer qu’à un avenir plus ou moins proche, à l’image de ce qui s’est passé auparavant au Japon et en Corée du Sud, par exemple, la Chine n’aura plus besoin du recours aux contrefaçons et violations de propriété intellectuelle pour rattraper son retard technologique … ; bien au contraire, elle pourrait devenir pourvoyeuse de technologies d’avant-garde vis-à-vis de l’Occident, diffusées notamment à travers le réseau connecté et multimodal des nouvelles Routes de la Soie (BRI/OBOR) ; ce qui permet de comprendre à quel point l’intelligence économique américaine est inquiète de cette évolution et multiplie en ce sens les analyses critiques et sceptiques sur la Chine et ses projets par articles, études et médias interposés, analyses souvent relayées par d’équivalentes en France et en Europe (mais en moins précises) …
[3] Ch. Vicenty : évidemment, des problèmes de communication ou des difficultés d’implantation chinoise existent au Pakistan (sujet aussi à un endettement public croissant), notamment dans la région du Baloutchistan (Sud-Ouest du pays, avec une partie en Iran du Sud-Est, et Quetta, Gwadar, Chabahar comme villes ou ports principaux), mais la Chine dispose d’appuis et de moyens divers, localement, pour ne pas empêcher l’avancée des travaux (environ 30% des plans de travaux chinois sur le Corridor sino-pakistanais (C.P.E.C.) seraient déjà accomplis).
[4] Ch. Vicenty : En matière de bouleversement de la spécialisation internationale, tout dépendra en fait comme les produits d’exportation cités (Airbus, Renault …) s’approprieront ou non les technologies de rupture en cours et sur lesquels la Chine investit déjà massivement … Si Airbus, Renault … parviennent à suivre et surtout anticiper en investissant massivement sur ces technologies de rupture (avions électriques du futur …), ils auront sûrement des chances de survivre face aux véhicules autonomes et électriques chinois ou à l’avion moyen-courrier chinois C 919 que la Chine mettra en service commercial à partir de 2021 (pouvant concurrencer à moitié prix pour une qualité semblable les avions équivalents d’AIRBUS et de BOEING) … Sinon, en effet, le commerce extérieur européen et occidental pourrait souffrir de déséquilibres structurels encore plus aggravés qu’actuellement, les savoir-faire technologique destinés à la fabrication de produits finis de qualité et compétitifs redevenant le privilège de la partie orientale et asiatique du monde actuel et futur, comme avant la Renaissance européenne à partir de la fin du XVème siècle avec des prolongations partielles jusque vers 1820 …
[5] Ch. Vicenty : de fait en effet, et malgré tous les défauts que les médias occidentaux lui prêtent, à tort ou à raison, le régime chinois évolue progressivement vers un « autoritarisme hybride » où « public et privé » se côtoient, voire se renforcent mutuellement au fil du temps, même si les médias occidentaux en font rarement l’analyse détaillée et à un niveau argumenté, « dépassionné » des a prioris idéologiques épidermiques … cf. liens – https://arretsurinfo.ch/le-socialisme-capitaliste-chinois-est-il-ce-que-lavenir-nous-reserve/, https://www.legrandsoir.info/le-socialisme-chinois-et-le-mythe-de-la-fin-de-l-histoire.html, https://reseauinternational.net/le-modele-gagnant-gagnant-du-socialisme-de-marche-chinois-desarconne-les-capitalistes-occidentaux-comme-les-communistes/,
http://institut-thomas-more.org/2018/07/12/le-parti-communiste-chinois-une-avant-garde-pour-lhumanite/.
[6] Ch. Vicenty : maillage mis au point pas à pas, au fil du temps, et de façon multimodale, sans doute en grande partie par la Chine, y compris au niveau virtuel (e-commerce, fibre optique, paiements électroniques perfectionnés …),conformément à ce que souhaite l’Agenda africain à horizon 2063, signé en 2013 à l’occasion du cinquantenaire de l’O.U.A. (https://au.int/fr/agenda2063/vue-ensemble).
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