Le 2 Novembre 2018, l’Institut Afrique Monde organisait en partenariat avec l’Université Sophia de Tokyo (Japon) et l’Université Catholique d’Afrique Centrale (Yaoundé, Cameroun) un colloque sur les Contes africains comme outil de résolution de conflits, au Centre Sèvres (35 bis Rue de Sèvres, 75006 Paris).
A cette occasion, Mme Atsuko Nagai, professeure à l’Université Sophia de Tokyo, est intervenue sur l’accès interculturel aux contes africains.
Retrouvez ici son intervention.
« Horizon d’attente » troublé : l’accès interculturel aux contes africains
I. Les contes populaires dans la globalisation
Les contes populaires contiennent des mythes et une morale qui servent à fortifier l’ordre social et la solidarité d’une communauté dans laquelle ils sont originairement ancrés.
C’est pourquoi nous sentons aujourd’hui que les contes populaires changent d’une manière radicale leur statut. Dans la globalisation du marché économique et des ressourses humaines, des jeunes gens quittant leur village pour se former et travailler dans une grande ville n’hésitent pas à aller même à l’étranger pour trouver une meilleure condition de réussite. Le dépeuplement des communautés locales change de la sorte la manière de transmission des contes. La liaison coupée avec l’environnement naturel et la communauté natale dans lesquels s’enracinaient les contes, leur rôle social et traditionnel, s’altèrent. Mais cela n’empêchera pas l’esprit des contes de conserver sa norme d’action.
La globalisation peut apporter d’autre part aux contes traditionnels des vertus que l’on n’aurait pas imaginées autrefois. Ils nous permettent aujourd’hui de faire des découvertes interculturelles. Un homme d’affaires japonais qui avait du mal à comprendre les réactions des Ivoiriens quand il ouvrit un commerce en Côte d’Ivoire acheta des manuels scolaires et des anthologies des contes ivoiriens afin qu’ils lui servent d’introduction à la société ivoirienne. D’autre part, des contes venant d’autres cultures nous apprennent que les normes d’action et de pensée ne sont pas nécessairement partagées par tous les peuples du monde. Ils nous permettent ainsi de mieux nous connaître, de relativiser nos habitudes et de la sorte, d’éviter des conflits dans nos relations interculturelles.
Je vais analyser une nouvelle efficacité interculturelle des contes de l’Afrique subsaharienne à partir de la théorie de l’«horizon d’attente» développée par Alfred Jauss. Cette théorie classique, aussi historique que phénoménologique, me semble utile à l’analyse de la réception des contes populaires.
II. La solidité de l’horizon d’attente des contes populaires.
Commençons par rappeler la théorie de l’ »horizon d’attente » que Jauss décrit dans Histoire de la littérature comme provocation (1974) : « l’horizon d’attente de son premier public[= de l’œuvre], c’est-à-dire le système de références objectivement formulable qui (…) résulte de trois facteurs principaux : l’expérience préalable que le public a du genre dont elle relève, la forme et la thématique d’œuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance, et l’opposition entre langage poétique et langage pratique, monde imaginaire et réalité quotidienne[1]. »
Le conte constitue un genre littéraire par des éléments particuliers communs qui traversent les cultures. Les points communs concernent à la fois la forme et le contenu. Les contes démarrent souvent par une expression comme: «il était une fois», qui sépare en cet instant la réalité du monde intemporel des contes. Ensuite, alors que le récit se passe dans un lieu et un climat familiers, il y arrive des phénomènes merveilleux et irréels comme des animaux qui parlent, des arbres qui portent des monnaies, etc.. Ces points communs permettent même au lecteur de contes d’autres cultures de se mettre, selon l’expression de Jauss, « dans telle ou telle disposition émotionnelle » qui, dès leur début, crée « une certaine attente de la « suite », du « milieu » et de la « fin » du récit[2]« . L’ »horizon d’attente » des contes est tellement solide qu’il est à peine brouillé, quand il s’agit de thèmes communs à tous, comme l’amour protecteur des parents pour leurs enfants. Une telle découverte des points communs qui nous permet d’être en empathie avec des gens d’autres cultures montre l’utilité affective et sociale des contes au temps de la globalisation. Mais quand cet « horizon d’attente » est troublé, cela peut être aussi une bonne occasion de nous redécouvrir nous-mêmes et de mieux comprendre les autres.
III. L’horizon d’attente troublé
A propos de l’ »horizon d’attente » troublé par la lecture des contes étrangers, permettez-moi de présenter quelques expériences personnelles. A la fin d’un conte d’Afrique subsaharienne, il m’arrive de penser: « C’est tout ? Le conte finit-il bien ainsi ? ». Par exemple, rappelons un épisode bien connu de la tortue qui trompe le léopard. Il a plusieurs variantes dans les contes camourenais[3]. Dans ce conte, la tortue et le léopard qui ont faim décident de tuer leur mère pour les manger ensemble. La tortue fait semblant de la tuer en répandant dans la rivière de la poudre d’acajou. Et elle met de la résine dans son paquet à la place de sa mère toujours vivante, tandis que pensant que la tortue avait tenu promesse, le léopard a tué sa mère. Ensuite, la tortue mange avec lui la chair de la mère léopard. Enfin, la tortue réussit à s’échapper des griffes du léopard.
Ce qui m’a surprise dans ce conte, c’est que la tortue réussisse à tromper le léopard et profite de sa confiance et de sa stupidité et, malgré cela, ne paie pas pour sa tricherie à la fin du conte ! Ceux qui connaissent la faune de la région me diraient que lorsque la tortue qui est plus petite, plus lente que le léopard le trompe avec à-propos, elle nous encourage en montrant qu’un état d’infériorité comme la faiblesse physique peut être surmonté si on a du courage et du tact. En effet, Paul N’Da, sociologue politique des contes et des traditions en Afrique, remarque que le conte prête un pouvoir particulier aux malades, aux faibles, aux marginaux, notamment pour les opposer aux êtres malfaisants et déjouer leurs intrigues[4].
Voyons un autre exemple pris aux contes du peuple Fulbe enregistrés au Nord du Togo par Kazuhisa Eguchi, ethnologue japonais auquel nous rendrons hommage en fin du colloque. Dans ces contes, le lièvre agile et malin présente souvent un contraste complet avec la hyène inattentive et imbécile. Dans ce conte, le lièvre qui monte dans un arbre y rencontre une jeune fille. Elle lui sert un bon repas avec un coq déplumé et des boulettes de millet. Elle lui donne ensuite de bons conseils pour qu’il gagne du profit et il y réussit. Le lendemain, la hyène qui a entendu parler de la chance du lièvre monte dans le même arbre. Le même repas lui est servi, mais elle n’a pas suivi les bons conseils de la jeune fille, enfin elle meurt sous les piqûres d’abeilles[5].
La réussite du lièvre accomplit notre souhait de succès. Mais il ment à la mère de la jeune fille. Quand elle rentre à la maison, la mère lui demande si le coq lui a déjà été servi et il lui répond par la négative. Il réussit ainsi à prendre deux fois de suite un bon repas. Ce qui a surtout attiré mon attention, c’est qu’il trahit celles qui lui montrent une grande hospitalité et une grande gentillesse sans contrepartie. L’«horizon d’attente» du lecteur de contes japonais est troublé par l’insolence du lièvre qui ment à ses bienfaiteurs et qui n’en est pas puni pour autant ! Mon « horizon d’attente » ne serait pas troublé si le lièvre qui a réussi, monté dans l’arbre après la hyène, soit mort piqué par les abeilles pour avoir menti à la mère de la jeune fille.
Mais je ne suis pas la seule Japonaise qui se montre sensible aux animaux malins comme la tortue et le lièvre qui réussissent dans des contes africains. Le professeur Yumiko Sakuma qui est l’une des traductrices les plus connues des livres d’enfant d’Afrique au Japon attire notre attention sur le fait que dans beaucoup de contes traditionnels d’Afrique le trickster apparaît et que des petits animaux continuent à tromper les grands sans être attrapés à la fin. Les contes populaires japonais sont, selon Sakuma, éthiquement plus ordonnés: les bienfaiteurs y sont récompensés et les malfaiteurs punis. Par contre les contes traditionnels d’Afrique dans lesquels le trickster réussit à s’évader lui semblent garder une forme primitive et c’est pour cette raison qu’elle s’y intéresse[6]. Je ne range pas tout de suite le lièvre dans la catégorie du trickster car il ne brouille pas l’ordre social présupposé. Mais le lecteur se montre sensible à des aspects qui brouillent l’ »horizon d’attente » préformés par les contes de son pays natal. Il est donc possible que des remarques faites par des étrangers diffèrent de celles des lecteurs des pays d’origine des contes. En fait, dans les études sur les contes d’Afrique faites par les Africains, les animaux malins ayant réussi par ruse et restés impunis ne semblent pas être au cœur de leur analyse.
IV. Les contes traditionnels qui forment l’ »horizon d’attente » des Japonais
Ce qui surprend les Japonais lisant des contes traditionnels d’Afrique dépend de l’écart qualitatif entre les récits et l’«horizon d’attente» déjà tracé dans l’esprit par des contes traditionnels du Japon. Nous allons donc présenter quelques épisodes avec lesquels les Japonais doivent comparer, même inconsciemment, des passages de la tortue ou du lièvre ayant réussi dans les contes africains. Je vais tirer quelques exemples des contes nationalement connus et répandus, qui se transmettaient traditionnellement chez les paysans.
Au Japon, il y a une expression bien utilisée : « Kanzen chôaku » qui veut dire : «conseiller le bien et punir le mal». On ne doit pas trop en généraliser et synthétiser la morale, mais l’esprit de cette expression est l’un des piliers les plus essentiels des contes traditionnels. Dans les contes japonais, on trouve très souvent une personne qui traite quelque animal ou autre créature avec gentillesse et qui est récompensée plus tard par l’être sauvé. Le pêcheur Urashima, héros d’un des contes les plus connus, sauve sur une plage une tortue de mer maltraitée par des enfants, et plus tard, pour remercier le pêcheur, la tortue l’emmène dans un paradis sous la mer. Dans un autre conte aussi bien connu, une grue a été délivrée par un homme qui l’a rachetée à celui qui l’avait prise au piège. Un jour, la grue transformée en une belle femme vient voir l’homme qui vivait seul avec sa mère et lui demande de l’épouser. Depuis, elle s’est enfermée dans une pièce pour tisser des toiles de qualité pour enrichir le foyer. Mais brisant l’interdit, quand l’homme ouvre la porte de la pièce, il y trouve la grue prenant ses plumes pour les tisser. Dans un autre conte, le 31 décembre, un homme pauvre est allé vendre en vain des cordages de chanvre et il les échange contre des chapeaux de brins végétaux qu’une personne âgée a du mal à vendre. Sur le chemin de retour, il coiffe de ce chapeau une statue bouddhique de pierre gelée sous la neige. Dans la nuit, cette statue vient le remercier chez lui et lui laisse un gros sac plein de pièces d’or et d’argent. Dans des épisodes aussi nombreux, informé d’un voisin qui a été récompensé pour sa bienfaisance, celui qui l’a imité en attendant une récompense échoue en essayant d’en tirer plus de profit. Dans le conte bien connu, intitulé «le Moineau à la langue coupée», un vieil homme élève avec bonté un moineau, tandis que sa femme, furieuse qu’il ait goûté au riz et qu’il ait menti en accusant le chat, lui coupe la langue et l’abandonne. Son mari le prend en pitié et va le chercher. Il trouve enfin sa maison. Le moineau lui sert un bon repas et lui fait choisir en cadeau entre un petit paquet et un gros. Le vieil homme choisit le plus petit dans lequel il y a beaucoup de pièces d’or. Sa femme va voir aussi le moineau. Il lui fait choisir entre le petit et le gros paquet. Avide, elle choisit le plus gros d’où sortent des serpents, des vipères et des mille-pattes qui la tuent. Dans un autre conte aussi bien connu intitulé: «le Vieux porteur de fleurs», il s’agit du contraste entre un couple âgé, modeste et gentil, et le couple voisin avide et jaloux. Un petit chien trouvé et nourri par le premier couple leur offre beaucoup d’argent. Mais le chien donne toutes sortes d’animaux désagréables à leurs voisins qui ont imité le couple en espérant devenir aussi riches. Furieux, ils tuent le petit chien, mais par-delà la mort le chien continue à offrir beaucoup d’argent au couple qui l’a aimé et soigné tandis qu’il rend malheureux le couple jaloux et cupide[7].
Dans ces contes, ceux qui font le bien sans arrière-pensée deviennent riches tandis que ceux qui cachent leur méchanceté et imitent les bienfaiteurs en espérant faire des bénéfices sont punis. Ces contes sont basés sur la maxime banale: « conseiller le bien et punir le mal ». Aucun peuple ne saurait déconseiller de suivre cet adage. Mais pourquoi l’ »horizon d’attente » des lecteurs japonais est-il troublé à la lecture des contes d’Afrique ?
V. L’envie, attente de la punition
L’ »horizon d’attente » des lecteurs trop habitués au schéma oppositionnel entre bienfait / récompense et malfaisance / punition est troublé devant le lièvre sans bienfaisance chaleureusement accueilli et le lièvre malfaiteur qui n’est pas puni. C’est pourquoi ces lecteurs ne peuvent pas supporter la chance du lièvre rusé. Précisons ce qu’ils pensent du lièvre. Même s’ils n’ont pas l’intention de l’accuser, ils ne veulent pas non plus le féliciter. Il est vrai que la ruse du lièvre n’apporte aucun malheur à ses voisins, mais ils ne peuvent pas rester indifférents à sa chance. Ils sont jaloux et envieux du succès du lièvre. Ils se sentent moins récompensés et moins heureux que ce lièvre malin et ils attendent de vérifier que le lièvre soit bien puni et devienne malheureux. La perte du lièvre est une vengeance et une récompense indirectes pour les lecteurs qui pensent vivre honnêtement. Sinon, leur «horizon d’attente» reste troublé jusqu’à la fin. C’est ainsi que vient parfois au lecteur japonais l’impression: « C’est tout ? » à la fin du conte africain.
A ce propos, dans son livre L’Appel à l’étude (1872-1876), Yukichi Fukuzawa (1834-1901), l’un des penseurs et des éducateurs les plus connus de l’époque de la restauration du dix-neuvième siècle, se méfie de l’envie des Japonais qui lui semble remarquable par rapport à celle des Anglais ou des Américains. Il considère l’envie comme «le vice des vices», parce que l’envie rend, selon lui, « les gens insatisfaits de leur condition au regard de celle des autres, elle pousse à s’en prendre à ces derniers sans jamais se remettre personnellement en cause ni chercher à agir par soi-même pour faire disparaître les causes de la frustration éprouvée ». Fukuzawa affirme que « les envieux sont des gens qui ne pensent qu’à eux-mêmes, sans jamais tenir compte de l’intérêt commun[8]« . Il est vrai que les contes comme « le Moineau à la langue coupée » et « le Vieux porteur de fleurs » déconseillent aux Japonais d’être envieux. Mais n’est-il pas aussi vrai qu’une application rigoureuse du principe « conseiller le bien et punir le mal» favoriserait l’envie de ceux qui réussissent en échappant au précepte: «le mal retourne à celui qui le fait » ?
Par contre, si le succès du lièvre malin et de la tortue rusée ne gêne pas beaucoup les lecteurs africains, c’est sans doute parce qu’ils ne sont pas si dominés par l’envie et qu’ils sont relativement indifférents au bonheur des autres. Ces qualités, qui peuvent être des outils pour éviter des conflits, leur échappent tant elles leur sont trop évidentes. Mais elles se manifestent à la lumière de la réactiondes lecteurs d’autres cultures. De même, les contes d’Afrique nous invitent à reconnaître qu’un respect borné de l’honnêteté peut tourner en jalousie et en manque de générosité qui risquent de provoquer des conflits. Ils nous invitent également à examiner historiquement nos normes d’actions transmises à travers les contes. Car le schéma oppositionnel entre bienfait / récompense et malfaisance / punition qui se trouve dans les contes traditionnels japonais les plus connus a été surtout accentué par l’éducation nationale des enfants après la modernisation du pays et il est possible qu’on puisse relever dans d’autres contes plus locaux, moins connus, des mentalités plus généreuses, plus désintéressées au bonheur des autres, plus proches de la gratuité des contes d’Afrique. Dans tous les cas, la réception des contes interculturelle peut apporter aujourd’hui de nouveaux modes d’emploi encore peu développés des confrontations de la globalisation.
Atsuko NAGAI (Université Sophia)
RÉSUMÉ
La globalisation peut apporter aux contes traditionnels des vertus que l’on aurait pas imaginées autrefois. Le lecteur de contes populaires d’autres cultures se montre sensible à des aspects qui brouillent l’ »horizon d’attente », selon l’expression de Hans Robert Jauss, préformé par les contes de son pays natal. Si le succès du lièvre malin et de la tortue rusée dans les contes de l’Afrique subsaharienne brouille l’«horizon d’attente» du lecteur japonais, c’est qu’il est trop habitué au schéma oppositionnel entre bienfait / récompense et malfaisance / punition récurrent dans les contes de son pays et susceptible favoriser l’envie de ceux qui réussissent. Les qualités, qui peuvent être des outils pour éviter des conflits, se manifestent aux yeux des lecteurs africains, à la lumière de la réaction des lecteurs d’autres cultures.
[1]Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, Paris, 1978, p. 49.
[2]Hans Robert Jauss, Ib., p. 50.
[3] Gabriel E.Mfomo, Soirées au Village : Contes du Cameroun, Karthala, 2011, p. 80-82.
[4]Paul N’Da, Alliances à plaisanterie, proberbes et contes en Afrique de la tradition : Pour une société d’entraide, de solidarité et de justice, L’Harmattan, 2017, p. 80.
[5]«Le lièvre et la hyène qui sont montés dans un baobab merveilleux», Une pauvre hyène : contes folkloriques du Togo en Afrique, Kazuhisa Eguchi, 1984, Komine shoten, p. 26-32.
[6]Yumiko Sakuma, «Sur les contes d’Afrique pleins de forces vitales», Kono hon yondé, hiver 2017, JPIC, p. 53.
[7]édité par Keigo Seki, Nihon no mukashi banashi (I), (II), (III), Iwanami bunko, 1956~1957, Iwanami shoten.
[8]Fukuzawa Yukichi, L’Appel à l’étude, Les Belles Lettres, Paris, 2018, p.134-135.
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