Résumé :
À côté des biens purement privés (rivaux et exclusifs) et des biens purement publics (non rivaux et non exclusifs) comme l’éclairage, on rencontre des biens hybrides ou mixtes, à la fois exclusifs et non rivaux, comme les ponts et les autoroutes sur lesquels on peut établir des péages, mais dont la consommation individuelle n’est pas diminuée par celle des autres. Mais il est encore possible de rencontrer un autre type de biens mixtes qui sont à la fois non exclusifs et rivaux, comme des zones de pêche, des pâturages, des systèmes d’irrigation, c’est-à-dire des biens dont on peut difficilement interdire ou restreindre l’accès, mais qui peuvent faire l’objet d’une exploitation individuelle pour une utilité personnelle. Ce sont ces biens qu’Elinor Ostrom a désignés comme des « common-pool ressources »), c’est-à-dire des mises en commun de ressources qui donnent lieu à une gestion collective pour leur usage et partage. Un vaste débat s’était noué autour d’un article de Garrett Hardin qui, en 1968, dans la Tragedy of the Commons. À partir de son expérience et du terrain sur lequel il a travaillé, Étienne Le Roy nous expliquer le défi que représente le foncier et ce qu’apporte la perspective des communs.
L’année 2014 a été marquée par la publication, durant le mois de mai, de trois ouvrages en langue française traitant des communs (Bollier 2014, Dardot et Laval 2014, Parrance et Saint Victor 2014). On doit aussi relever d’autres initiatives qui se sont faites jour comme la préparation d’un « Dictionnaire des communs » aux éditions PUF (à paraître), des conférences internationales et l’émergence de nouveaux réseaux de chercheurs spécialement dévolus à cette thématique. Certains n’hésitent pas à parler d’une révolution des communs en marche. Mais, dans les faits, les domaines concernés ne sont pas, au moins en France ou en Europe, si importants qu’ils supposent de prendre le terme révolution comme une rupture radicale avec l’ordre ancien. Le sens astronomique du terme convient mieux comme retour d’un corps (céleste) à un point qu’il occupait auparavant sur une orbite car les nouvelles pratiques dont on va parler plus loin appartiennent à des modes de comportements qui étaient la norme dans les sociétés pré-capitalistes et communautaires et qui, s’ils ont cédé devant le consumérisme et l’individualisme, n’en avaient pas pour autant disparu. Ces comportements restaient là, en partie cachés, en partie pratiqués de manière un peu honteuse et ce sont en particulier la crise financière de 2008 puis, dans le monde académique, le prix Nobel d’économie attribué en 2009 à Elinor Ostrom qui ont contribué à remettre sur la scène mondiale la vieille question des communs, mieux connue en anglais comme « commons ». Ou plutôt mieux caricaturée car au moins deux générations de chercheurs économistes, politistes ou sociologues ont été bloqués par un petit article de 1968, publié dans la prestigieuse revue Science, par un inconnu, Garett Hardin, qui accède à la notoriété non seulement par un titre accrocheur, « la tragédie des communs » (Hardin, 1968) mais surtout grâce au contexte de révolution néolibérale (cette fois comme une rupture de l’ordre ancien de l’État providence) que prônent R. Reagan ou M. Thatcher. En proposant de généraliser la propriété privée de la terre partout où elle était détenue en commun sur la base d’une explication erronée mais que peu de chercheurs osent discuter, Hardin répond à la demande implicite des grands bailleurs (Banque mondiale et Fonds monétaire international) qui doivent justifier la mondialisation de leurs pratiques propriétaristes pour imposer dans leurs programmes d’ajustements structurels des politiques de délivrance de titres fonciers.
L’imposture ayant été identifiée (Le Roy, 1996, 2011, Bollier, 2014) et même reconnue par son auteur (Falque, 2003) il nous restait à reconstruire une thématique sinistrée en passant de l’analyse de politique économique développée par Elinor Ostrom (Ostrom, 2010) au champ juridique. Or la nouvelle théorie des communs en voie d’élaboration rencontre avec la conception moderne de la propriété foncière une difficulté de taille, ses caractères exclusifs et absolus qui pourraient ne pas permettre aux communs de bénéficier d’une reconnaissance juridique à la hauteur des nouvelles pratiques. Pris dans son sens juridique littéral, le droit de propriété exclue la prise en compte des communs. Pourtant, en changeant d’échelle et de logique, on constatera qu’il est possible de passer de confrontations à des complémentarités si on accepte l’idée que des juridicités différentes sont ici à l’œuvre. Encore faut-il en comprendre les enjeux.