L’ouvrage qui fait l’objet de notre compte rendu a été écrit par l’historien Simon-Pierre Ekanza, Professeur titulaire, auteur de plusieurs autres publications sur l’Afrique ancienne, la colonisation française, les peuples du golfe de Guinée et la Côte d’Ivoire. C’est donc un spécialiste des questions d’histoire africaine et ivoirienne, un historien émérite.
C’est un ouvrage qui compte 272 pages, se déclinant en trois parties certes d’inégales longueurs mais dont l’intérêt n’a d’égal que les préoccupations soulevées par l’auteur à travers ces lignes. D’ailleurs, il le dit, sans ambages, écrire ce livre était pour lui un « impératif », tant les crises socio-politiques de ces dernières décennies qui ont secoué la Côte d’Ivoire ont été gravissimes, interrogeant sur le devenir de la société et partant, de la nation ivoirienne. Il ne faut pas s’y méprendre, la société ivoirienne est une société riche de sa multi culturalité forgée à travers l’histoire, surmontant les épreuves existentielles dans le temps, et ce, en dépit de ses fondements purement ethniques. Il est bon de savoir que les problèmes identitaires qui ont mis à mal la cohésion sociale ces 30 dernières années surviennent dans un pays à forte tradition d’immigration. Cependant, Ekanza révèle que la Côte d’Ivoire, contrairement à certaines idées reçues, n’a jamais été une terre vide d’hommes. Les premières présences humaines attestées sur l’espace géographique ivoirien grâce aux découvertes archéologiques, remontent à la préhistoire, précisément au néolithique, il y a 10 000 ans. Si les récits des traditions orales de la plupart des ethnies de Côte d’Ivoire ne font ressortir nulle part l’existence de ces hommes du néolithique, ils évoquent par contre la présence « de petits hommes, habitants de la brousse », les négrilles ou pygmées comme peuplement originel du territoire ivoirien. Ces derniers « se sont fondus par assimilation et métissage dans les populations préalablement installées au néolithique ». De ce mélange ou de cette combinaison naquirent les premiers habitants dont certains ont disparu tandis que d’autres existent mais à l’état résiduel ou ont été assimilés suite aux grandes vagues migratoires du XVème siècle. Ces anciens ou premiers habitants, on les retrouve aussi bien en régions lagunaire, forestière qu’en zone de savane. Leur autochtonie ne souffre d’aucune contestation puisque dans leur zone d’habitation actuelle, leurs voisins leur reconnaissent la qualité de premiers occupants du sol et en plus, leurs traditions d’origines, faites de mythes et de légendes, ont à certains égards, une valeur historique.
A partir du XVème siècle, les mouvements migratoires en direction du futur territoire ivoirien, commencés trois siècles plus tôt, se font plus persistants et s’achèvent à la fin du XVIIIème-début XIXème siècle. Le peuplement de la Côte d’Ivoire s’inscrit alors dans des aires culturelles bien définies : akan, mandé, krou, gur (voltaïque) où selon l’auteur, « chaque groupe forge sa personnalité ethnique », développant dans ces espaces, trois modes d’organisation socio-politique : les sociétés lignagères qualifiées de « démocratique » généralement en vigueur chez les Wè de l’ouest ivoirien, les sociétés initiatiques basées sur les groupes d’âge ou classes d’âge prévalant chez les Akan du Sud, à « démocratie limitée », enfin, les sociétés étatiques, création des immigrants avec l’Etat de Bouna et ses prolongements (XVème –XVIème siècles), les Etats d’origine mandé au XVIIIème siècle et ceux d’origine akan au milieu de ce même siècle. L’auteur attire l’attention du lecteur sur le fait que le phénomène des migrations a engendré « la perte de l’indépendance de l’autochtone et le maintien de son pouvoir éminent sur la terre ». Toutefois, la Côte d’Ivoire ancienne a offert une richesse culturelle caractérisée par une pluralité linguistique, religieuse et de styles de vie. Elle a favorisé le rapprochement des communautés à travers les systèmes d’alliances interethniques sur l’ensemble du territoire et a promu le respect de la nature mais aussi les valeurs de solidarité, de convivialité, chères au lignage, donc à l’Africain. En outre, chaque communauté était mue de « forts sentiments d’identité collective », imprégnée d’un esprit de « nation » et d’un « certain degré de démocratie dont pourrait s’inspirer la société ivoirienne d’aujourd’hui. Malgré leurs défauts et leurs limites, les sociétés d’hier se pliaient aux principes d’égalité entre les individus, les groupes sociaux. La collégialité et le partage du pouvoir n’y étaient pas de vains mots. Il en était de même du principe de légitimité fondant l’autorité, du respect des droits des individus et de l’indépendance de la justice. Au reste, « la démocratie ne se résume pas aux institutions, elle s’identifie aux mœurs ».
L’instauration de l’ordre colonial français à la fin du XIXème siècle et son corollaire, la soumission des peuples colonisés, désagrège et désorganise les structures socio-politique et économique de la Côte d’Ivoire précoloniale. La désagrégation est perceptible à « l’ âge d’or de la colonisation (1893-1945) » où se réalisent l’unité du territoire et la forte centralisation du pouvoir colonial au détriment de cet émiettement de pouvoirs locaux. L’objectif du colonisateur est non de promouvoir les relations, la convivialité entre les hommes en vue de la formation d’une hypothétique identité ivoirienne mais l’objectif, dit Ekanza, c’est « le développement de la production » ; en d’autres termes, l’exploitation économique de la colonie au profit de la Métropole. L’Administration coloniale, tant dans son armature que dans le découpage administratif territorial qui lui sied, s’inscrit dans l’atteinte de cet objectif. Aussi, toutes les velléités de résistance passive à savoir le refus de collaborer avec l’administration, le refus de payer l’impôt sont réprimées sévèrement. Paradoxalement, l’école, vecteur de diffusion de l’influence française et même à certains égards de la civilisation française, formatrice d’auxiliaires locaux de l’Administration coloniale et des entreprises privées de commerce, est aussi un « instrument de contestation ». Elle va produire cette race d’Africains, les « évolués » ou les élites, porteurs d’un regard critique sur cette société coloniale inégalitaire entre citoyens français (1% de la population totale) et sujets français. Dans les années 20 et 30, des associations émergent, au sein desquelles la liberté de parole est de mise et on y retrouve ces évolués. L’une de ces associations qui donne souvent de la voix est l’ADIACI, « Association des Intérêts pour la Défense des Autochtones ». L’auteur nous apprend « qu’elle incarnait avant la lettre une sorte de conscience nationale, protestant auprès de l’administration coloniale de son emploi excessif de Sénégalais et de Dahoméens et demandant que soient recrutés à leur place des évolués autochtones ».
A l’âge d’or caractérisé par la domination coloniale, succède ce que l’auteur a appelé le temps des réformes et des mouvements socio-politiques. Ce « temps », circonscrit dans la période 1946-1960 est inspiré, influencé par la Conférence de Brazzaville de 1944 dont les résolutions prévoient au sortir de la seconde guerre mondiale, l’octroi de plus de libertés, de droits aux peuples colonisés qui ont combattu au côté de la France libre. Ainsi, outre une vie associative déjà existante, on assiste à l’avènement d’une vie politique marquée en 1945 par l’élection à l’Assemblée nationale française des représentants des populations des territoires d’outre-mer, dont des élites africaines. A partir de 1946, l’échiquier politique est animé par des partis politiques qui voient le jour : le Parti démocratique de Côte d’Ivoire de Félix Houphouët-Boigny, issu du Syndicat agricole africain, le Parti progressiste de Côte d’Ivoire de Kouamé Binzème, la section ivoirienne de la SFIO de Dignan Bailly, le Bloc démocratique éburnéen…Aux élections locales, notamment territoriales et communales, la constitution des listes électorales, le jeu des alliances font apparaitre des divergences sur la base de considérations ethniques. Ce qui fait dire à Ekanza que « les réactions contre la présence des non-Ivoiriens…dans le débat politique soulignent le mécanisme de territorialisation dans l’opinion ivoirienne, déjà en œuvre au milieu des années 50… Au regard des programmes de campagnes, les débats politiques tiennent peu de place… On peut affirmer, dit-il, que la culture démocratique à la veille de l’indépendance est balbutiante, et l’ethnisme fortement présent dans le discours politique ». Pourtant, la forte croissance démographique sous l’impulsion de la forte immigration étrangère en provenance des colonies limitrophes modifie « la carte des communautés ». Des chiffres : 5% de la population totale est issue de l’immigration en 1950, 17,5 % en 1960 ; 34% de la population abidjanaise en 1958 est voltaïque et malienne ; après 1948, on assiste à une urbanisation rapide d’Abidjan avec un taux de 12% par an ; le fort taux de croissance de l’ordre de 7-8% l’an explique cet attrait pour la colonie ; de 2, 07 millions d’habitants en 1948, la population de la colonie passe à 3, 10 millions en 1958. Toutefois, en 1959, la Côte d’Ivoire reste avant tout un pays rural même si « elle peut être considérée… comme une terre d’immigration » selon l’auteur.
Quand elle accède à l’indépendance le 7 août 1960, la Côte d’Ivoire est dirigée par le parti-Etat, le PDCI-RDA et a pour premier président Félix Houphouët-Boigny. De 1960 à 1990, c’est l’ère du parti unique et le régime opte pour une orientation libérale de l’économie basée sur l’incitation aux investissements privés étrangers mais aussi sur le capitalisme d’Etat. Si la période est marquée dans l’ensemble par une stabilité politique doublée d’une réussite économique dénommée « miracle ivoirien » surtout avant 1980, elle voit survenir des crises politiques. Au sein même du parti unique, de soi-disant complots contre la sûreté de l’Etat sont révélés en 1962-1964 avec pour conséquence l’incarcération de nombreuses personnalités de premier plan, « l’instauration d’un climat de délation et de terreur » afin de « réduire le pays au silence et à la soumission » et de raffermir l’autorité de chef incontesté du président Houphouët. Les évènements du Sanwi de 1959 à 1966 et de Gagnoa en 1970 avec Kragbé Gnagbé secouent aussi la vie du jeune Etat, contraint de réquisitionner l’armée, en vue de mater ces velléités de sécession. Toutes ces crises politiques engendrent de nombreuses frustrations et rancœurs qui vont couver jusqu’en 1990, nonobstant les effets positifs du miracle économique ivoirien traduits par « l’amélioration du cadre de vie et des moyens d’existence » des Ivoiriens, par l’amélioration de la situation sanitaire et cette décennie de « progrès sans faille (1960-1970) » en matière d’éducation et de formation. En réalité au plan socio-économique, tout n’est pas rose. La politique de promotion des hommes se heurte au chômage des jeunes scolarisés dans les villes où plus de 50 000 demandes d’emploi sont restées insatisfaites en 1974. En fait, « le courant d’embauche ne progresse pas aussi vite qu’on l’aurait souhaité et surtout l’ivoirisation des emplois connait, pendant toute cette période, un rythme plutôt lent au point que de nombreux emplois urbains sont encore, en 1974, occupés par des étrangers ». Pour y remédier, des politiques d’emploi sont mises en œuvre, contrariées par la crise économique mondiale des années 1979-1980.
L’identité culturelle ivoirienne n’a pas de spécificité propre ou du moins, sa spécificité réside dans la diversité et la richesse de ses quatre aires culturelles citées précédemment, dans sa pluralité religieuse et linguistique. La vie culturelle ivoirienne combine modèle culturel occidental et modèle culturel autochtone, traditionnel.
Les prémices de la démocratie en Côte d’Ivoire s’observent dans les années 80 où la contestation du parti unique se fait jour à travers des écrits d’auteurs en froid avec le régime (L. Gbagbo, M. Amondji) ou tombé en disgrâce (J. Baulin), des cellules politiques clandestines dont le Front Populaire en 1987. La chute du mur de Berlin de 1989 et le discours de la Baule de François Mitterrand sonnent la fin des régimes de parti unique en Afrique. En Côte d’Ivoire, le multipartisme est réinstauré le 30 avril 1990, après moult manifestations de rue du fait de la crise économique qui sévit. C’est, reconnait le président Houphouët-Boigny, « la fin du consensus national autour du PDCI-RDA ». Plusieurs partis politiques sont alors créés dont les principaux, dits de la gauche démocratique » voient s’imposer à leur tête, le Front Populaire ivoirien de Laurent Gbagbo, leader de l’opposition ivoirienne. Quant au PDCI-RDA, parti au pouvoir, il doit faire face à son opposition qui porte les revendications sociales, n’hésitant pas à appeler ses partisans à des manifestations de rue qui parfois, dégénèrent en affrontements violents avec les forces de l’ordre. La marche du 18 février 1992 en est la parfaite illustration, marquée par des casses et de nombreuses arrestations dont celle de Laurent Gbagbo. La violence s’est invitée dans la vie politique et va y rester jusqu’à nos jours. En effet, elle résulte surtout de la question de la nationalité du premier ministre Alassane Ouattara appelé à la rescousse de la BCEAO en 1989 par le président Houphouët-Boigny pour venir sortir le pays de la situation de crise économique dans laquelle elle se trouvait. S’engage alors une guerre de succession à la tête de l’exécutif suprême quand meurt Houphouët le 7 décembre 1993, entre Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié président de l’Assemblée nationale et dauphin constitutionnel du fait de l’article 11 de la constitution. Ekanza affirme que dans ce contexte de « guerre des héritiers », « l’ethnisme refait surface, opposant le Sud au Nord qui voit dans le premier ministre A.D Ouattara, son héros, et son défenseur… Il n’en faut pas plus pour que s’organise un autre clan, celui du Sud à majorité akan, autour de Bédié ». Ce dernier, qui sort vainqueur de la bataille de succession en devenant président de la République, voit l’unité au sein du PDCI-RDA volée en éclat au congrès extraordinaire de 1994 quand il est désigné chef du parti. Les mécontents s’en vont créer une autre formation politique, le Rassemblement des Républicains (RDR) le 27 septembre 1994 avec pour tête de file Djéni Kobina, mais, comme le soutient Ekanza, « A.D. Ouattara en devient le véritable leader ». Quand en 1995, le concept de l’ivoirité est énoncé par le président Bédié, qui serait la caractéristique de la communauté ivoirienne, « l’affirmation, dit-il, de notre personnalité culturelle, l’épanouissement de l’homme ivoirien dans ce qui fait sa spécificité », la fracture sociale s’installe car l’idée d’ivoirité imprègne les conditions d’éligibilité aux élections de 1995 dont on dit qu’elle vise à empêcher une probable candidature de Ouattara alors que ce dernier occupe les fonctions de Directeur général adjoint du FMI. Une fois encore à ces élections, la violence est au rendez-vous, on compte une dizaine de morts. La tension ira crescendo jusqu’au coup d’état militaire de 1999, qui voit le général Guéi Robert prendre les rênes du pouvoir. De 1999 à nos jours, on assiste à une sorte d’instabilité politique. Des discours du genre : « la Côte d’Ivoire aux Ivoiriens » prospèrent sous le régime militaire de Guéi et les débats sur la question de la nationalité et la délivrance de la carte d’identité de même que celle de l’éligibilité font rage à l’occasion de l’élaboration de la nouvelle constitution de 2000. « La tension interethnique, problème récurrent en Côte d’Ivoire … au temps du parti unique et même à l’époque coloniale refait surface ». Suite à l’élection présidentielle du 22 octobre 2000 qui voit le rejet de la candidature de certains ténors de la politique ivoirienne, Laurent Gbagbo est élu face à Guéi Robert dans les conditions qu’il qualifie lui-même de calamiteuses. Avec le régime FPI, qui s’installe, c’est le temps du repli identitaire ou l’exclusion et de la sécession de septembre 2002.
Culturellement, la vie artistique et littéraire depuis 1980 connait un réel dynamisme et n’est nullement affectée par la crise sociale et politique. A l’instar des religions révélées, le christianisme et l’islam, de nouvelles religions syncrétiques se développent de même que des philosophies religieuses asiatiques. Les religions africaines ne sont pas en reste. Economiquement, la baisse des revenus des planteurs, surtout ceux des produits d’exportation, de l’ordre de 70 à 80 %, engendre la paupérisation du monde paysan. L’exode rural de 1980 à 1995 est important, provoquant une forte croissance urbaine. A ce tableau économique peu reluisant, il faut ajouter la disparition de la petite industrie de transformation touchée par la crise, les usines de textiles, les complexes sucriers également. Le taux de chômage dans les villes grimpe, atteignant 25% de la population active en 1990. L’économie dite informelle se développe.
Au final, le professeur Ekanza dresse les traits caractéristiques de la société ivoirienne d’aujourd’hui : elle est le fruit d’une immigration ancienne et constante, elle est moins respectueuse de sa tradition d’hospitalité, elle a une capacité de résistance, de résilience et d’adaptation, elle aspire au bien-être et à l’autonomie, elle a subi l’influence du processus de démocratisation pourtant différent dans la forme, de ces démocraties anciennes susmentionnées.
De ces traits caractéristiques, résultent les forces et les faiblesses de la société et de la culture ivoiriennes. Aussi, pour que cette société multiculturelle fasse son unité et entretienne une paix durable, l’auteur propose-t-il ce qu’il a appelé des « programmes d’action vers le futur désiré ».